Antò fils de Pop
Dans les deux contributions précédentes, consacrées aux origines du principe de continuité territoriale et à sa consécration effective à compter de 1976, je montrais que l’idée et le dispositif avaient toujours fait l’objet de difficiles débats. Non seulement la dimension financière n’en était pas absente, mais elle se pose aujourd’hui avec une acuité nouvelle.
Ce mois de septembre 2024, le député Castellani et la majorité territoriale ont demandé à l’État une forte revalorisation – de 50 millions d’€ – de la dotation de continuité territoriale, dont le montant est resté fixé à 187 millions depuis 2009, malgré l’inflation. Si le gouvernement avait consenti des rallonges d’exceptionnelles de 33 et 40 millions en 2022 et 2023, la précarité financière du dispositif mettrait désormais en péril des centaines d’emplois.
Le rejet de cette demande aurait à l’évidence de lourdes conséquences, mais il ne s’agirait pas de la première grande crise des transports Corse-continent depuis la création de la dotation de continuité territoriale. Tant dans l’aérien que dans le maritime, les tensions ont fortement augmenté à compter de la fin des années 1990, sur fond de libéralisation impulsée par l’intégration européenne. Revenir sur ces événements m’apparaît nécessaire à la juste compréhension des enjeux présents et à venir, qui sont naturellement décisifs pour la Corse.
Le rejet de cette demande aurait à l’évidence de lourdes conséquences, mais il ne s’agirait pas de la première grande crise des transports Corse-continent depuis la création de la dotation de continuité territoriale. Tant dans l’aérien que dans le maritime, les tensions ont fortement augmenté à compter de la fin des années 1990, sur fond de libéralisation impulsée par l’intégration européenne. Revenir sur ces événements m’apparaît nécessaire à la juste compréhension des enjeux présents et à venir, qui sont naturellement décisifs pour la Corse.
Un secteur aérien en ébullition
La libéralisation du secteur des transports, promue par les instances européennes tout particulièrement à partir de 1992, n’a pas eu immédiatement d’effets majeurs sur le secteur aérien en Corse, considérant que celui-ci était alors loin de connaître une situation de monopole. Depuis 1986, la compagnie TAT était délégataire des lignes de bord à bord avec Figari, tandis que depuis 1987, Air Corse, puis Kyrnair à partir de 1990, ont été délégataires du service public reliant Ajaccio et Bastia à Toulon.
Toutefois, ce fractionnement du service public, dans la seconde moitié des années 1980, ne doit pas laisser croire en une concurrence équitable. D’une part, Air France et Air Inter assuraient déjà la grande majorité des lignes, percevant à ce titre presque 88% de la dotation de continuité territoriale pour l’aérien (91,8 millions de francs sur 105 en 1990), et n’avaient pas vocation à se positionner partout. De la même façon, en 1999, Air France ne se positionnera pas sur la ligne Paris-Figari, permettant à Air Liberté d’être seul candidate. D’autre part, la compagnie régionale CCM n’a été créée qu’en 1989, essentiellement afin d’assurer le bord à bord, et n’était pas encore présente sur le marché.
Dans les années 1990, l’émergence de la CCM a conditionné la construction d’un système bien différent. Dans un premier temps, les menaces concurrentielles étaient très fortes. D’autres compagnies régionales, telles qu’AOM, Air Littoral ou Air Liberté, avaient une santé suffisante pour s’intéresser à la desserte de la Corse. Ainsi, en 1999, Air Littoral et Air Liberté furent candidates face à la CCM pour les lignes de bord à bord avec Ajaccio, Bastia et Figari, tandis que pour Calvi la CCM avait Air Littoral pour unique concurrente.
Sur l’ensemble des lignes, la demande de compensation financière d’Air Littoral était inférieure de plus de dix millions d’€ à celle de la CCM alors que, selon la chambre régionale des comptes, elle répondait de façon satisfaisante aux obligations de service public définies par l’Assemblée de Corse. On était donc dans un cas voisin de la compétition entre Air Corsica et Volotea en 2023-2024, avec une offre extérieure qui pouvait présenter un sensible avantage financier, mais dont le choix était politiquement quasi-impossible à assumer.
Pour en revenir à 1999, la commission d’appel d’offres de l’office des transports a d’abord attaqué la construction du dossier d’Air Littoral, de façon à montrer que la véritable différence n’était pas significative. Ensuite, l’Assemblée de Corse a préféré, le 10 décembre 1999, interrompre la procédure en arguant aussi de risques de troubles sociaux et troubles à l’ordre public.
En 2002, la situation semblait encore plus problématique. Pour les lignes de service public avec Paris, Air France et la CCM demandaient une subvention de 35,83 millions d’€, alors qu’Air Littoral en demandait 18,3 et Air Lib 14,3 (cf. La Tribune, 22 mai 2002) ! Pourtant, le 26 septembre 2002, l’Assemblée de Corse confirmait Air France-CCM pour la desserte d’Ajaccio, Bastia et Calvi, ainsi qu’Air Lib pour celle de Figari.
D’une part, l’office des transports avait réussi à négocier des conditions financières bien plus satisfaisantes du côté d’Air France-CCM. D’autre part, il alléguait la trop grande fragilité financière d’Air Lib et d’Air Littoral qui, en effet, feront faillite respectivement en 2003 et 2004.
Cependant, le tribunal administratif de Bastia, saisi en référé par Air Littoral, confirma que les élus prenaient des risques avec la légalité. Il annula la délibération de l’Assemblée de Corse, spécialement pour avoir « méconnu le principe de l'égalité des candidats » en permettant au seul groupement Air France-CCM de modifier son offre a posteriori.
En mars 2003, le Conseil d’État cassera l’ordonnance du juge bastiais, la jugeant insuffisamment motivée d’une façon fort bienveillante vis-à-vis d’Air France (il fera longtemps de même vis-à-vis de la SNCM sans pour autant empêcher sa chute). Cela dit, la disparition des rivales historiques facilitera grandement les appels d’offre suivants pour l’alliance entre Air France et la CCM (rebaptisée Air Corsica en 2010). Ainsi, selon la Cour des comptes, l’entente entre Air France et la CCM a pu jouir d’un monopole de fait, largement favorisé par « la logique des plans de vols, qui conduit inévitablement le délégataire à maintenir ses aéronefs la nuit en Corse, favorise indirectement la CCM qui dispose sur place des moyens logistiques ». Il faudra donc attendre 2023 pour retrouver une véritable concurrence dans le secteur aérien, mais cela ne signifie pas qu’il ne s’est rien passé durant les années précédentes.
Toutefois, ce fractionnement du service public, dans la seconde moitié des années 1980, ne doit pas laisser croire en une concurrence équitable. D’une part, Air France et Air Inter assuraient déjà la grande majorité des lignes, percevant à ce titre presque 88% de la dotation de continuité territoriale pour l’aérien (91,8 millions de francs sur 105 en 1990), et n’avaient pas vocation à se positionner partout. De la même façon, en 1999, Air France ne se positionnera pas sur la ligne Paris-Figari, permettant à Air Liberté d’être seul candidate. D’autre part, la compagnie régionale CCM n’a été créée qu’en 1989, essentiellement afin d’assurer le bord à bord, et n’était pas encore présente sur le marché.
Dans les années 1990, l’émergence de la CCM a conditionné la construction d’un système bien différent. Dans un premier temps, les menaces concurrentielles étaient très fortes. D’autres compagnies régionales, telles qu’AOM, Air Littoral ou Air Liberté, avaient une santé suffisante pour s’intéresser à la desserte de la Corse. Ainsi, en 1999, Air Littoral et Air Liberté furent candidates face à la CCM pour les lignes de bord à bord avec Ajaccio, Bastia et Figari, tandis que pour Calvi la CCM avait Air Littoral pour unique concurrente.
Sur l’ensemble des lignes, la demande de compensation financière d’Air Littoral était inférieure de plus de dix millions d’€ à celle de la CCM alors que, selon la chambre régionale des comptes, elle répondait de façon satisfaisante aux obligations de service public définies par l’Assemblée de Corse. On était donc dans un cas voisin de la compétition entre Air Corsica et Volotea en 2023-2024, avec une offre extérieure qui pouvait présenter un sensible avantage financier, mais dont le choix était politiquement quasi-impossible à assumer.
Pour en revenir à 1999, la commission d’appel d’offres de l’office des transports a d’abord attaqué la construction du dossier d’Air Littoral, de façon à montrer que la véritable différence n’était pas significative. Ensuite, l’Assemblée de Corse a préféré, le 10 décembre 1999, interrompre la procédure en arguant aussi de risques de troubles sociaux et troubles à l’ordre public.
En 2002, la situation semblait encore plus problématique. Pour les lignes de service public avec Paris, Air France et la CCM demandaient une subvention de 35,83 millions d’€, alors qu’Air Littoral en demandait 18,3 et Air Lib 14,3 (cf. La Tribune, 22 mai 2002) ! Pourtant, le 26 septembre 2002, l’Assemblée de Corse confirmait Air France-CCM pour la desserte d’Ajaccio, Bastia et Calvi, ainsi qu’Air Lib pour celle de Figari.
D’une part, l’office des transports avait réussi à négocier des conditions financières bien plus satisfaisantes du côté d’Air France-CCM. D’autre part, il alléguait la trop grande fragilité financière d’Air Lib et d’Air Littoral qui, en effet, feront faillite respectivement en 2003 et 2004.
Cependant, le tribunal administratif de Bastia, saisi en référé par Air Littoral, confirma que les élus prenaient des risques avec la légalité. Il annula la délibération de l’Assemblée de Corse, spécialement pour avoir « méconnu le principe de l'égalité des candidats » en permettant au seul groupement Air France-CCM de modifier son offre a posteriori.
En mars 2003, le Conseil d’État cassera l’ordonnance du juge bastiais, la jugeant insuffisamment motivée d’une façon fort bienveillante vis-à-vis d’Air France (il fera longtemps de même vis-à-vis de la SNCM sans pour autant empêcher sa chute). Cela dit, la disparition des rivales historiques facilitera grandement les appels d’offre suivants pour l’alliance entre Air France et la CCM (rebaptisée Air Corsica en 2010). Ainsi, selon la Cour des comptes, l’entente entre Air France et la CCM a pu jouir d’un monopole de fait, largement favorisé par « la logique des plans de vols, qui conduit inévitablement le délégataire à maintenir ses aéronefs la nuit en Corse, favorise indirectement la CCM qui dispose sur place des moyens logistiques ». Il faudra donc attendre 2023 pour retrouver une véritable concurrence dans le secteur aérien, mais cela ne signifie pas qu’il ne s’est rien passé durant les années précédentes.
Les effets majeurs de l'aide sociale au passager
Considérant les nouvelles implications du droit européen et les difficultés de gestion de la concurrence dans le secteur aérien, la majorité territoriale conduite par Jean Baggioni a imaginé un nouveau système de continuité territoriale, incluant une aide sociale aux passagers transportés. Ce système a été voté dès le 23 décembre 1999 pour le bord à bord, puis le 29 novembre 2002 pour la desserte Corse-Paris.
Pour Paris, l’aide sociale était fixée à 41 euros par passager et par trajet pour les résidents corses, les passagers âgés de moins de 25 ans ou de plus de 60 ans, ceux voyageant en famille, les invalides et les handicapés. Bien qu’étant théoriquement une aide au passager, l’aide sociale était concrètement versée à la compagnie le transportant.
Toujours en 2002, le même système a été mis en place pour le secteur maritime, où ses implications ont été bien plus lourdes. Ici, la libéralisation notamment commandée par le règlement du 7 décembre 1992 avait déjà des effets cruciaux ; l’alliance délégataire du service public de 1976 à 2001 – Société Nationale Corse Méditerranée [SNCM] et Compagnie Méridionale de Navigation [CMN] – devait, sans surprise, être soumise à rude épreuve par un concurrent solide : la Corsica Ferries (sur ce sujet particulier, on ne peut que renvoyer à la riche étude de Patrice Salini).
Répondant au rapport de la chambre régionale des comptes le 21 juin 2002, le président de l’office des transports, François Piazza-Alessandrini, avouait que l’office « agit dans un contexte fait de contraintes et de pressions diverses allant des pouvoirs publics aux usagers en passant les organisations syndicales des opérateurs du transport et d’autres. Toutes expriment des intérêts légitimes mais souvent contradictoires entre lesquels il est bien difficile d’arbitrer. »
Or, cette difficulté pourrait être symbolisée par le choix de mettre en place le dispositif d’aide sociale au passager, dont peut bénéficier toute compagnie respectant les obligations de service public (OSP) fixées par l’autorité politique, tout en conservant les délégations de service public (DSP) fondées sur l’attribution d’une subvention annuelle prédéfinie, laquelle compense les dépenses procédant d’un plus large ensemble d’obligations, en ce qui concerne par exemple le nombre de bateaux engagés.
Ce double dispositif a clairement généré une augmentation des coûts de la continuité territoriale. Au financement des délégations de service public, il fallait désormais ajouter le coût de ces aides, dont le montant global n’était initialement soumis à aucun plafond. Entre 2003 et 2010, la Corsica Ferries a ainsi perçu en moyenne plus de quatorze millions d’euros par an au titre de l’aide sociale.
De surcroît, la majorité territoriale a alors sensiblement augmenté l’offre de sièges subventionnés au titre du service public, pour un rendement discutable. Comme le remarquait ici le regretté Xavier Peraldi, entre 2002 et 2008 la subvention publique pour les lignes entre la Corse et Paris « a augmenté d’environ 65% (33,5 contre 20,3 M€). Dans le même temps, le trafic sur les lignes Corse-Paris n’a progressé que de 20%. »
Il y eut pire. Dans le secteur maritime, l’aide sociale a aidé la Corsica Ferries à être plus compétitive et à enregistrer de sensibles progrès sur ses lignes de Toulon et Nice, au détriment des lignes assurées par la SNCM depuis Marseille, financées essentiellement par la DSP. Selon les bilans de l’office régional des transports de la Corse, en 2001 le binôme SNCM-CMN assurait 74% du trafic de passagers entre la Corse et les ports français continentaux ; en 2005 cette part n’était plus que de 42%.
La part des différentes compagnies dans le trafic entre ports français 2001-2010
Pour Paris, l’aide sociale était fixée à 41 euros par passager et par trajet pour les résidents corses, les passagers âgés de moins de 25 ans ou de plus de 60 ans, ceux voyageant en famille, les invalides et les handicapés. Bien qu’étant théoriquement une aide au passager, l’aide sociale était concrètement versée à la compagnie le transportant.
Toujours en 2002, le même système a été mis en place pour le secteur maritime, où ses implications ont été bien plus lourdes. Ici, la libéralisation notamment commandée par le règlement du 7 décembre 1992 avait déjà des effets cruciaux ; l’alliance délégataire du service public de 1976 à 2001 – Société Nationale Corse Méditerranée [SNCM] et Compagnie Méridionale de Navigation [CMN] – devait, sans surprise, être soumise à rude épreuve par un concurrent solide : la Corsica Ferries (sur ce sujet particulier, on ne peut que renvoyer à la riche étude de Patrice Salini).
Répondant au rapport de la chambre régionale des comptes le 21 juin 2002, le président de l’office des transports, François Piazza-Alessandrini, avouait que l’office « agit dans un contexte fait de contraintes et de pressions diverses allant des pouvoirs publics aux usagers en passant les organisations syndicales des opérateurs du transport et d’autres. Toutes expriment des intérêts légitimes mais souvent contradictoires entre lesquels il est bien difficile d’arbitrer. »
Or, cette difficulté pourrait être symbolisée par le choix de mettre en place le dispositif d’aide sociale au passager, dont peut bénéficier toute compagnie respectant les obligations de service public (OSP) fixées par l’autorité politique, tout en conservant les délégations de service public (DSP) fondées sur l’attribution d’une subvention annuelle prédéfinie, laquelle compense les dépenses procédant d’un plus large ensemble d’obligations, en ce qui concerne par exemple le nombre de bateaux engagés.
Ce double dispositif a clairement généré une augmentation des coûts de la continuité territoriale. Au financement des délégations de service public, il fallait désormais ajouter le coût de ces aides, dont le montant global n’était initialement soumis à aucun plafond. Entre 2003 et 2010, la Corsica Ferries a ainsi perçu en moyenne plus de quatorze millions d’euros par an au titre de l’aide sociale.
De surcroît, la majorité territoriale a alors sensiblement augmenté l’offre de sièges subventionnés au titre du service public, pour un rendement discutable. Comme le remarquait ici le regretté Xavier Peraldi, entre 2002 et 2008 la subvention publique pour les lignes entre la Corse et Paris « a augmenté d’environ 65% (33,5 contre 20,3 M€). Dans le même temps, le trafic sur les lignes Corse-Paris n’a progressé que de 20%. »
Il y eut pire. Dans le secteur maritime, l’aide sociale a aidé la Corsica Ferries à être plus compétitive et à enregistrer de sensibles progrès sur ses lignes de Toulon et Nice, au détriment des lignes assurées par la SNCM depuis Marseille, financées essentiellement par la DSP. Selon les bilans de l’office régional des transports de la Corse, en 2001 le binôme SNCM-CMN assurait 74% du trafic de passagers entre la Corse et les ports français continentaux ; en 2005 cette part n’était plus que de 42%.
La part des différentes compagnies dans le trafic entre ports français 2001-2010
2001 | 2002 | 2003 | 2004 | 2005 | 2006 | 2007 | 2008 | 2009 | 2010 | |
CMN | 5% | 8% | 9% | 9% | 8% | 8% | 8% | 8% | 7% | 6% |
Corsica Ferries | 26% | 37% | 37% | 48% | 57% | 55% | 60% | 61% | 62% | 63% |
SNCM | 69% | 55% | 54% | 43% | 34% | 37% | 32% | 32% | 31% | 27% |
Autres | 4% |
Ainsi, la principale compagnie délégataire du service public se voyait financièrement affaiblie par un autre dispositif établi par la même autorité politique, et le coût par passager de la DSP, déjà jugé fort élevé, se voyait donc encore notablement accru. En bref, le dispositif devant permettre une meilleure régulation de la concurrence l’avait au contraire renforcée en préjudiciant à l’opérateur historique, que l’on cherchait pourtant à protéger.
On comprend donc facilement pourquoi l’Assemblée de Corse l’a brusquement supprimé, le 23 mars 2012. Néanmoins, l’aide sociale n’était pas le seul facteur de fragilité de la SNCM.
La SNCM : du choc à la chute
La fin du monopole et l’établissement du dispositif d’aide sociale ont participé à révéler les difficultés structurelles de la SNCM, qui souffrait un grave déficit de compétitivité. Dès la fin des années 1990, sa restructuration apparaissait comme un impératif, et en 2001 la trésorerie montrait un déficit de 76 millions d’€. L’État décida d’investir cette même somme de 76 millions dans le capital, et de lancer un plan de restructuration.
Toutefois, si ce plan fut accepté par la Commission européenne en 2003, il fut jugé illégal par le Tribunal de première instance de l’Union européenne deux ans plus tard, notamment du fait d’une surévaluation des compensations liées au service public. Cela motiva une réorientation de l’État vers le choix de la privatisation, mais trouver un repreneur n’avait rien d’une sinécure.
En premier lieu, la compagnie SNCM était historiquement soumise à de fortes obligations protectionnistes, comme l’acquisition exclusive de navires français, ainsi que la navigation sous pavillon français de premier registre, qui imposait le recrutement exclusif de marins français. Inversement, la Corsica Ferries naviguait sous pavillon dit de complaisance, lui donnant des latitudes très supérieures.
En second lieu, il n’a jamais été possible de réduire substantiellement les dépenses de personnel, historiquement confondantes. En 2004, ces dépenses représentaient non moins de 56% du chiffre d’affaires, et même la privatisation partielle de 2006 n’a pas permis de diminution significative. Un plan social de 38,5 millions d’€, financé par l’État, a permis de réduire les effectifs de près de 22% mais l’effet a été minime : en 2010, ces dépenses représentaient toujours 52% du chiffre d’affaires.
En troisième lieu, le type de navire privilégié s’est révélé parfaitement inadapté l’hiver. D’octobre 1996 à mars 1997, 46% des rotations des deux plus grands car-ferries ont été effectuées avec moins de 300 passagers, soit moins de 15% de leur capacité, ce qui impliquait des pertes considérables. Au début des années 2000, la compagnie s’est réorientée vers le cargo mixte, certainement trop tard.
En quatrième lieu, les nombreux conflits sociaux ont alimenté la défiance d’une grande partie des passagers et des acteurs économiques, et entraîné des dizaines de millions d’euros de pertes. Cette conflictualité était largement déterminée par la compétition entre deux syndicats aux perspectives opposées : la Confédération générale du travail [CGT], communiste et défenseure du modèle de la compagnie publique étatique et de ses salariés marseillais, et le Sindicatu di i travagliadori corsi [STC], nationaliste corse, défenseur d’une compagnie publique régionale et des intérêts des salariés corses. On a enregistré quatorze jours de grève en 2009, quinze en 2010, 47 en 2011, onze en 2012, etc. Selon le préfet de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, les trois grèves de 2004 auraient fait perdre non moins de 200000 passagers et de cinq millions d’€ à la compagnie.
En définitive, alors que jusqu’en 1994 les bilans de la SNCM étaient positifs ou en équilibre, à partir de 2000 – comme le remarque Patrice Salini – ils étaient presque tous négatifs malgré des subventions accrues et des effectifs réduits. Nul doute que cela ne motivait guère les possibles repreneurs, telle la CMN qui a écarté l’hypothèse.
Face à cette difficulté, l’État a choisi une solution plus coûteuse encore, consistant à financer très généreusement la privatisation, signée le 16 mai 2006, avec environ 220 millions d’€ pour combler les déficits et financer 400 suppressions d’emplois, tout en conservant 25% du capital. Saisie par la Corsica Ferries, la Commission a jugé ce plan conforme aux principes du droit européen, en considérant que la mise en liquidation judiciaire eût été encore plus coûteuse.
Au demeurant, le parfum de scandale était fort. Les deux acquéreurs – Veolia transport et le fonds d’investissement Butler Capital Partners – sont devenus propriétaires de 66% des parts d’une compagnie riche d’une flotte de dix navires pour à peine 22 millions d’euros.
Plus choquant encore, à peine deux ans plus tard, Butler revendait ses parts à Veolia en réalisant une plus-value colossale. Les quelque 37,71% des parts de l’entreprise, payés un peu plus de treize millions d’euros, étaient revendus non moins de 73 millions, ce qui ne pouvait que renforcer les sentiments de trahison et d’abandon, spécialement chez les salariés.
Non seulement la SNCM n’a jamais trouvé la compétitivité désormais exigée, mais deux décisions européennes lui assèneront le coup de grâce. D’un côté, bien qu’ayant été validé par la Commission, le plan de privatisation de 2006 a été jugé attentatoire au régime des aides d’État, par le Tribunal de première instance en 2012, puis par la Cour de justice en 2014. Concrètement, cela impliquait le remboursement d’environ 205 millions d’€ à l’État financeur.
D’un autre côté, la délégation de service public pour la période 2017-2013, attribuée au groupement SNCM-CMN, a été considérée illégale par la Commission en 2013, du fait qu’elle finançait non seulement un « service de base », c’est-à-dire les rotations normalement déficitaires, mais un « service complémentaire » pour un coût quasi-équivalent, durant les périodes où la demande est la plus forte, alors que ce service pouvait être « assuré dans les conditions normales du marché ». Ce service complémentaire a été caractérisé comme une aide d’État incompatible avec le marché intérieur, et la SNCM devait en conséquence rembourser aussi non moins de 220 millions d’€ à la collectivité territoriale de Corse.
Acculée, la SNCM déposait officiellement son bilan le 4 novembre 2014, et était placée en redressement judiciaire le 28 novembre. C’était assurément la fin d’une époque, mais pas la fin de l’histoire de la continuité territoriale Corse-continent.
Toutefois, si ce plan fut accepté par la Commission européenne en 2003, il fut jugé illégal par le Tribunal de première instance de l’Union européenne deux ans plus tard, notamment du fait d’une surévaluation des compensations liées au service public. Cela motiva une réorientation de l’État vers le choix de la privatisation, mais trouver un repreneur n’avait rien d’une sinécure.
En premier lieu, la compagnie SNCM était historiquement soumise à de fortes obligations protectionnistes, comme l’acquisition exclusive de navires français, ainsi que la navigation sous pavillon français de premier registre, qui imposait le recrutement exclusif de marins français. Inversement, la Corsica Ferries naviguait sous pavillon dit de complaisance, lui donnant des latitudes très supérieures.
En second lieu, il n’a jamais été possible de réduire substantiellement les dépenses de personnel, historiquement confondantes. En 2004, ces dépenses représentaient non moins de 56% du chiffre d’affaires, et même la privatisation partielle de 2006 n’a pas permis de diminution significative. Un plan social de 38,5 millions d’€, financé par l’État, a permis de réduire les effectifs de près de 22% mais l’effet a été minime : en 2010, ces dépenses représentaient toujours 52% du chiffre d’affaires.
En troisième lieu, le type de navire privilégié s’est révélé parfaitement inadapté l’hiver. D’octobre 1996 à mars 1997, 46% des rotations des deux plus grands car-ferries ont été effectuées avec moins de 300 passagers, soit moins de 15% de leur capacité, ce qui impliquait des pertes considérables. Au début des années 2000, la compagnie s’est réorientée vers le cargo mixte, certainement trop tard.
En quatrième lieu, les nombreux conflits sociaux ont alimenté la défiance d’une grande partie des passagers et des acteurs économiques, et entraîné des dizaines de millions d’euros de pertes. Cette conflictualité était largement déterminée par la compétition entre deux syndicats aux perspectives opposées : la Confédération générale du travail [CGT], communiste et défenseure du modèle de la compagnie publique étatique et de ses salariés marseillais, et le Sindicatu di i travagliadori corsi [STC], nationaliste corse, défenseur d’une compagnie publique régionale et des intérêts des salariés corses. On a enregistré quatorze jours de grève en 2009, quinze en 2010, 47 en 2011, onze en 2012, etc. Selon le préfet de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, les trois grèves de 2004 auraient fait perdre non moins de 200000 passagers et de cinq millions d’€ à la compagnie.
En définitive, alors que jusqu’en 1994 les bilans de la SNCM étaient positifs ou en équilibre, à partir de 2000 – comme le remarque Patrice Salini – ils étaient presque tous négatifs malgré des subventions accrues et des effectifs réduits. Nul doute que cela ne motivait guère les possibles repreneurs, telle la CMN qui a écarté l’hypothèse.
Face à cette difficulté, l’État a choisi une solution plus coûteuse encore, consistant à financer très généreusement la privatisation, signée le 16 mai 2006, avec environ 220 millions d’€ pour combler les déficits et financer 400 suppressions d’emplois, tout en conservant 25% du capital. Saisie par la Corsica Ferries, la Commission a jugé ce plan conforme aux principes du droit européen, en considérant que la mise en liquidation judiciaire eût été encore plus coûteuse.
Au demeurant, le parfum de scandale était fort. Les deux acquéreurs – Veolia transport et le fonds d’investissement Butler Capital Partners – sont devenus propriétaires de 66% des parts d’une compagnie riche d’une flotte de dix navires pour à peine 22 millions d’euros.
Plus choquant encore, à peine deux ans plus tard, Butler revendait ses parts à Veolia en réalisant une plus-value colossale. Les quelque 37,71% des parts de l’entreprise, payés un peu plus de treize millions d’euros, étaient revendus non moins de 73 millions, ce qui ne pouvait que renforcer les sentiments de trahison et d’abandon, spécialement chez les salariés.
Non seulement la SNCM n’a jamais trouvé la compétitivité désormais exigée, mais deux décisions européennes lui assèneront le coup de grâce. D’un côté, bien qu’ayant été validé par la Commission, le plan de privatisation de 2006 a été jugé attentatoire au régime des aides d’État, par le Tribunal de première instance en 2012, puis par la Cour de justice en 2014. Concrètement, cela impliquait le remboursement d’environ 205 millions d’€ à l’État financeur.
D’un autre côté, la délégation de service public pour la période 2017-2013, attribuée au groupement SNCM-CMN, a été considérée illégale par la Commission en 2013, du fait qu’elle finançait non seulement un « service de base », c’est-à-dire les rotations normalement déficitaires, mais un « service complémentaire » pour un coût quasi-équivalent, durant les périodes où la demande est la plus forte, alors que ce service pouvait être « assuré dans les conditions normales du marché ». Ce service complémentaire a été caractérisé comme une aide d’État incompatible avec le marché intérieur, et la SNCM devait en conséquence rembourser aussi non moins de 220 millions d’€ à la collectivité territoriale de Corse.
Acculée, la SNCM déposait officiellement son bilan le 4 novembre 2014, et était placée en redressement judiciaire le 28 novembre. C’était assurément la fin d’une époque, mais pas la fin de l’histoire de la continuité territoriale Corse-continent.